Cercle Zetetique

Les "Saintes Ecritures" revisitées

par Paul-Eric Blanrue


Pendant de longs siècles le texte biblique fut pris au pied de la lettre par les plus savants des hommes : si Dieu avait inspiré scribes et prophètes, on pensait que le devoir des fidèles était de vénérer sa parole sans y apporter la moindre retouche personnelle. Le divin message, par nature (ou plutôt : par surnature) était nécessairement parfait et se suffisait à lui-même ; contester cette assertion, c'était pécher par orgueil et instiller le doute dans la foi, ce qui valait les pires ennuis. On chercha donc la Vérité dans la Bible (je parle de la Bible chrétienne) en privilégiant à outrance le premier degré. A toute une civilisation, le Déluge de Noé, la traversée de la Mer Morte à pieds secs, parurent aussi indéniables que la guerre des Gaules ou la bataille de Bouvines, aux XVIe et XVIIe siècles, une centaine de commentateurs s'acharnèrent à trouver l'âge de l'Univers d'aprés la chronologie biblique de la Genèse : entre -3928 et -4103, disaient-ils; sur les recommandations de Bède le Vénérable, Lactance, St. Thomas d'Aquin et moultes autres personnalités aussi sages, de savants hommes d'Eglise cherchèrent benoîtement à localiser l'Eden : certains le dénichèrent en Babylonie, d'autres en Arménie, d'autres encore affirmèrent qu'il était situé en Palestine et jamais aucun d'entre eux ne se découragea ; Grégoire de Nizance, Isidore de Séville, les têtes pensantes de la Chrétienté triomphante débattirent avec un imperturbable sérieux de la date à laquelle le Paradis avait été "planté devant Dieu" : le 25 mars était la date la plus couramment retenue, encore que le 25 octobre eût ses fervents partisans - et pour l'année, c'était un autre problème... Agostino Inveges n'hésita pas, pour sa part, à préciser que l'expulsion d'Adam et Eve eut lieu à 4 heures de l'aprés-midi, un vendredi 1er avril !

Bref, rien n'était plus assuré ni moins sujet à caution que le Livre des livres, référence suprême.

Pourtant, trés tôt, les esprits modérés prirent conscience qu'un certain recul vis-à-vis du sens littéral permettait de surmonter les difficultés qui ne manquaient pas de se poser : comment concevoir la Terre, par exemple, comme le disque plat flottant sur les eaux primordiales tel que le présente l'auteur de la Genèse ? On arriva peu à peu à se convaincre de l'utilisation de procédés stylistiques par les plus inspirés des Anciens : ne valait-il pas mieux interprêter symboliquement certains des passages posant manifestement problème plutôt que de se borner au premier degré ?

Mais (sur la défensive car ce genre d'exercice devient vite périlleux) l'Eglise monopolisa ce droit d'éxégèse, en proclamant bien haut qu'elle seule disposait des capacités d'éclairer le sens obvie des Ecritures ; naturellement, elle décida de toutes façons et quoiqu'il pût sembler le contraire, les textes se trouvaient toujours miraculeusement en adéquation avec les données de la foi ; la suprématie sociale de l'institution écclésiatique, dépositaire auto-proclamée de la doctrine, était ainsi justifiée par la perfection surnaturelle de la Bible.

Les premiers balbutiements d'une critique biblique indépendante ne remontent qu'au temps de la Réforme protestante, dont la revendication essentielle était, on le sait, la liberté de la lecture individuelle et la démocratisation, l'atomisation, de l'interprétation des textes sacrés. Vers le milieu du XVIIe siècle, aiguillée par les travaux des frères Cappel ou de l'oratorien Simon et malgré les persécutions souvent terribles dont elle faisait l'objet, cette critique prit du "poil de la bête" et commença à prendre ses distances avec les méthodes traditionnelles, qui sombraient facilement dans l'apologétique forcenée. Dans son Tractus theologico-politicus, Spinozza exposa une méthode d'analyse des textes révolutionnaire, dont se servirent abondammant les penseurs du "siècle des Lumières", Voltaire en particulier.

L'émergence fut lente et il fallut attendre le XIXe siècle, celui des révolutions et des remises en cause de toutes sortes, acquises par l'effort de la raison, pour qu'enfin se répandent les usages critiques libres de l'inféodation confessionnelle : en premier dans les pays de culture protestante, avec des chercheurs comme Eichhorn, Reuss, Graf pour l'étude de l'Ancien Testament, ou l'Ecole de Tubinge pour le Nouveau ; puis, pas à pas, dans les pays à dominante catholique, où l'expansion fut ralentie par la réaction brutale des papes contre le "modernisme" hérétique. Le mouvement prit bientôt une ampleur inespérée. Allaient s'engouffrer dans la brêche à peine ouverte non seulement des incroyants notoires comme Ernest Renan, mais aussi des écclésiatiques osant braver les foudres de leur hiérarchie par pur amour de la vérité, tels que Joseph Turmel, Alfred Loisy, Prosper Alfaric (fondateur du Cercle Renan). Une nouvelle critique biblique allait naître, emmenée par un Bultmann ou un Guignebert ; elle contamina l'Université et, à leur corps défendant, les papes eux-mêmes, qui durent lui céder du terrain. Dans les années 50, Pie XII reconnut les bienfaits d'une certaine critique, telle que celle que menaient les Dominicains du Père de Vaux, l'Ecole biblique et archéologique de Jérusalem (qui a traduit la célèbre Bible de Jérusalem), et qui, sans pousser aussi loin que la Formgeschichtiche Schule de Bultmann, picoraient çà et là quelques bons grains philologiques ; en plein concile Vatican II, Paul VI soutint sans embage le renouveau biblique comtemporain contre les traditionalistes qui étaient partisans du statu quo, suicidaire à terme. La découverte des manuscrits de la Mer Morte en 1947, les progrès considérables accomplis dans l'étude des civilisations proche et moyen-orientales, l'oeucuménisme grandissant (parution entre 1972 et 1976 de la Traduction oeucuménique de la Bible) sont autant de mouvements convergents qui permirent aux libres chercheurs de déployer leurs ailes.

Aujourd'hui, à part quelques égarés, il est communément admis par les spécialistes (mais trés mal connu du public) que la Bible est un livre profondément incarné et qu'à ce titre elle doit souffrir un examen critique et une appréciation objective. La "nouvelle encyclopédie catholique" Théo reconnaît que le lecteur moderne ne doit plus aborder la Bible "comme celui qui lisant le "loup et l'agneau" de La Fontaine, croirait qu'au XVIIème siècle les animaux parlaient"; tout en maintenant l'idée de l'inspiration divine, l'Eglise accorde désormais aux spécialistes religieux et profanes le droit d'étudier les textes bibliques avec les mêmes armes que n'importe quelle autre oeuvre littéraire. Les spécialistes profanes se gardent évidemment de tirer de leurs études des implications métaphysiques : ils ont pour mission de restituer à la Bible ses vrais auteurs et sa véritable époque, d'en comprendre les ressorts, de distinguer les faits positifs de la fiction sans idée préconçue.

En quoi consiste leur méthode ? A partir du fait que les auteurs bibliques n'étaient pas des monades, isolés du monde et sans repère, mais qu'ils vivaient dans un contexte économique, social, politique et culturel particulier, qui a nécessairement conditionné pour partie leur rédaction. Cette constatation, aujourd'hui évidente, mais qui pendant longtemps a été l'objet d'âpres polémiques, permets d'expliquer les erreurs et les archaïsmes qui ont tant choqué les premiers exégètes indépendants ; elle permet aussi de retrouver la trace des mythologies auxquelles ont puisé les scribes. L'existence avéré d'un folklore antérieur et extérieur au monde israélite dont les principales caractéristiques (la trame du récit, les situations, les personnages...) se retrouvent dans la Bible suffit à prouver l'emprunt. S'interroger sur la date de rédaction des livres bibliques a donc une importance primordiale : plus celle-ci est proche du fait rapporté, moins le texte risque la déformation, l'enjolivement, l'influence des cultures voisines ; plus elle est tardive, plus la part de mythologisation risque d'être grande. Traquer l'interpolation, différencier les éventuelles strates rédactionnelles, seront les travaux complémentaires : un texte trop ordonnancé, un passage qui vise à justifier un point de foi appartu ultérieurement, qui contient des données incompatibles avec le texte qui l'encadre, ou qui correspond trop parfaitement avec une annonce prophétique trahissent une facture tardive, un remaniement opéré par la suite sous l'effet de besoins nouveaux. L'Ancien Testament est le premier recueil sur lequel cette méthode critique fut employée. A telle enseigne qu'aujourd'hui les 11 premiers chapitres de la Genèse sont le plus officiellement du monde tenus pour indubitablement "légendaires". Malheureusement le grand public est loin d'en être correctement tenu informé.