Genèse d’un codeL’idée que la Bible recèle une structure mathématique profonde n’est pas neuve. Cela fait des siècles que les hommes cherchent à unir la beauté de l’absolu mathématique et le plus connu des textes religieux. Le mouvement mystique de la Kabbale plonge ainsi ses racines dans le judaïsme primitif et s’épanouit au XIIIe siècle. Ses adeptes se consacrent à interpréter la Bible en associant un code, un symbole, un chiffre à chaque lettre de l’alphabet hébreu. Plus récemment le mathématicien russe Yvan Panin (1855-1942) est resté célèbre pour ses recherches sur la structure numérique de la Bible. Ses résultats surprenants amènent même ce nihiliste non-croyant à se convertir au christianisme. Un de ses contemporains, le rabbin Michael Ben Weissmandel mène lui aussi des recherches sur l’Ancien Testament. Parmi ses élèves Eliyahu Rips reprend ses travaux avec l’aide de l’informatique au début des années 80. Son équipe et lui découvrent alors de nombreux messages dans la Torah (les cinq premiers livres de la Bible juive) : le « code secret de la Bible » est né.
Des découvertes troublantesEn utilisant le « code secret », le mathématicien Eliyahu Rips découvre dans la Genèse les noms de nombreux sages et grands rabbins du premier millénaire de notre ère. Probabilité qu’un tel événement soit dû au hasard ? Moins d’une chance sur 2 milliards, selon Rips ! Six années lui seront nécessaires pour faire accepter un article sur le sujet dans le très sérieux Journal of Statistical Science (1) (1994). Le décryptage de la Torah continue et les chercheurs israéliens découvrent que de nombreux événements historiques importants y sont cachés. Calculs faits, impossible pour ces messages d’être le fruit du hasard ! Pour preuve, de tels messages ne se trouvent que dans la Bible. En utilisant le procédé du « code secret » on peut certes trouver des mots intelligibles dans d’autres textes mais on ne trouve aucun groupe de mots formant un message aussi clairs que ceux trouvés dans le livre sacré. S’il est impossible que cela soit le fruit du hasard, les événements « découverts » ont dû être introduits volontairement et ce, plusieurs millénaires avant qu’ils ne se produisent… Sceptique au début, Michael Drosnin dit avoir été convaincu quand Rips lui a montré la prédiction de la guerre en Irak. Là où certains voient la preuve de l’existence de Dieu, Drosnin, qui n’est pas croyant, penche plutôt pour l’hypothèse extraterrestre. En 1997, il publie son premier ouvrage sur le sujet. Le succès est planétaire et de nombreux mathématiciens et hébraïstes se penchent alors sur la question.
Baleine sous gravierPour clore le bec des sceptiques, Drosnin lance un défi dans le magazine Newsweek : « Si ceux qui me critiquent arrivent à trouver dans Moby Dick un message codé annonçant la mort d’un premier ministre je les croirai ». Mais tel est pris qui croyait prendre. Brendan McKay, professeur de mathématiques à l’Université nationale d’Australie, parcourt le texte anglais de Moby Dick et y découvre pas moins de neuf annonces d’assassinat d’un premier ministre…dont celui de Yitzhak Rabin ! Plus impressionnant encore, chacune de ces annonces est accompagnée de mots correspondant à des détails de l’événement. Le clou de décodage de McKay : la mort de Lady Di , codée dans Moby Dick à côté des noms de son amant et du chauffeur du véhicule. Comment expliquer ce résultat surprenant ?
Article de Newsweek dans lequel Drosnin lance son défi aux « sceptiques »
Une affaire de probabilitéLa probabilité de trouver un mot à partir de lettres disposées au hasard décroît avec la taille du mot de façon exponentielle. S’il y a un peu moins d’une chance sur 10 000 de trouver par hasard un mot de 3 lettres préalablement choisi, il n’y en a qu’une sur 100 millions pour un mot de 6 lettres et une sur 1000 milliards pour un mot de neuf lettres. Rapporté à des textes ayant une centaine de milliers de caractères, on comprend que l’on puisse trouver certains mots de 4 lettres mais plus difficilement des mots de 7 ou 8 lettres. C’est oublier un peu vite que l’on ne fait pas une seule lecture du texte. Le code cherche à composer des mots à partir de lettres régulièrement espacées. Ces « sauts » de lettres vont de 1 à une fraction de la taille totale du texte (plusieurs milliers de caractères). On fait autant de lectures qu’il y a de sauts possibles : cela multiplie d’autant les chances de trouver un mot. Il n’est donc pas étonnant de trouver dans la Torah ou dans Moby Dick un mot de 6 lettres préalablement choisi !
Rips et ses collaborateurs se sont trompés en affirmant que des codes élaborés ne se trouvent que dans la Bible. Mais ils n’ont pas nécessairement tort quand ils disent que les noms des sages y sont plus fréquent que la normale. Pour se faire une idée, il faut comparer ce qui est comparable, et donc partir d’un texte en hébreu car cette langue facilite l’apparition de mots codés –voir l’encadré Pourquoi est-ce plus facile avec l’hébreu ? -. Brendan McKay décide d’étudier avec Dror Bar-Nathan une partie du texte hébreu de Guerre et Paix de Tolstoï contenant autant de caractères que la Genèse. Ils obtiennent des résultats identiques, voire meilleurs que ceux des Israéliens… La raison en est simple : les travaux initiaux de Rips comprennent de nombreuses erreurs méthodologiques et des choix subjectifs qui permettent de grossir les chiffres des probabilités –voir l’encadré L’erreur du raisonnement a posteriori-. C’est ce que rapporte un article signé par McKay, Bar-Nathan et deux de leurs collaborateurs (2).
Un texte pas si universelDrosnin affirme dans son livre que « toutes les Bibles en hébreu actuellement disponibles sont concordantes lettres pour lettres ». C’est totalement faux ! Aucun original de la Bible n’est connu, et parmi les nombreux manuscrits qui en contiennent des fragments, de nombreuses différences existent. Rips et ses collaborateurs ont travaillé à partir du « Codex de Leningrad » qui est une copie postérieure à l’an mil... Or l’existence de tel message trouvé dans la Torah dépend totalement du choix du texte. Comme les « sauts de lettres » sont de longueur constante, enlevez une ou plusieurs lettres et le message codé disparaît ! En partant du même codex, d’autres mathématiciens et statisticiens comme le Dr. James Price ont trouvé dans la Bible, des codes « négatifs » comme « Dieu est détestable », « Haïssez Jésus » mais aussi des codes contradictoires : « Il y a un Dieu » et « Il n’y a pas de Dieu ».
L’esthétique du hasardDerrière l’affaire du « code secret » se cache donc l’erreur classique qui consiste à voir de la structure dans le hasard et à en déduire qu’il s’agit là d’une information. L’origine de cette erreur est simple : nous sommes toujours surpris par l’apparition de formes et de figures lors de processus aléatoires. La forme des nuages ou encore les cratères sur la Lune stimulent notre imagination. Si le « code secret » ne peut être pris au sérieux, chacun peut continuer à s’en amuser. À défaut d’avoir révélé à l’homme l’existence de messages mystiques, Rips et son équipe nous ont offert un nouveau jeu où l’imagination est nécessaire et l’étonnement sont au rendez-vous ! PB
1 “Equidistant Letter Sequences in the Book of Genesis”, par Doron Witztum, Eliyahu Rips et Yoav Rosenberg (WRR), Statistical Science, Vol. 9 (1994) 429-438.
2 “Solving the Bible Code Puzzle”, Brendan McKay, Dror Bar-Natan, Maya Bar-Hillel et Gil Kalai, Statistical Science, Vol. 14 (1999) 150-173
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