Dans « Jésus, info ou intox ? », Paul-Eric Blanrue défend de façon convaincante la thèse « mythiste » selon laquelle « Jésus n'a pas existé ; […] il n'est qu'un mythe au même titre que Mithra ou Apollon » . Mais quel est donc le fondement historique des Évangiles et du Nouveau Testament ? S’agit-il de "romans historiques", comme Les Trois Mousquetaires ou Guerre et Paix, faisant intervenir des personnages fictifs au milieu de personnages et de faits historiques ? Quelle est alors la part du "reportage" et de récit d'événements réels ? Les Actes des Apôtres, en particulier, qui sont généralement considérés, même par les plus sceptiques, comme contenant de nombreux éléments historiques sur les débuts du christianisme, méritent-ils cette réputation ? En 1987 et 1990, Philippe Sollers publiait dans la collection l’Infini, chez Gallimard, les deux tomes de L’Invention de Jésus de Bernard Dubourg. Ces deux essais démontraient que le Nouveau Testament n’avait pas été écrit en grec mais en hébreu, qu’il se déduit de l’Ancien par la technique juive du midrach et qu’il n’a rien à voir ni avec l’histoire ni avec le reportage. Il expliquait comment le midrach avait produit, à partir de la Bible hébraïque, un Messie nommé Jésus, qui est également Fils, fils de l’homme, fils de Dieu, et ce que vient faire là une Résurrection. L’accueil réservé à ces ouvrages oscilla entre l’indifférence, l’incompréhension et l’hostilité. Sollers n’insista pas. Bernard Dubourg est mort prématurément en 1992, et a laissé ses lecteurs sur leur faim : la plus grande partie du Nouveau Testament restait inexpliquée. Il aura fallu attendre 2003 pour voir un auteur reprendre le sujet : Maurice Mergui avec Un étranger sur le toit (1). Excellent hébraïsant et helléniste, il s’attaque à une partie volumineuse du corpus : les guérisons, résurrections et miracles divers opérés par Jésus. Mergui généralise l’explication par le midrach et par le procédé de la « double entente », c’est-à-dire du texte à double sens, pour ne pas dire triple ou multiple : un étranger sur le toit, c’est un païen en cours de conversion ! L’épisode qui donne son titre à cet essai est celui de la guérison du paralytique rapportée par Marc 2,4 : Et ne pouvant s’approcher de lui, à cause de la foule, ils découvrirent le toit du lieu où il était ; l’ayant percé, ils descendirent le grabat sur lequel gisait le paralytique, et par Luc 5, 19 : Et ne trouvant pas par quel moyen ils pourraient l’introduire, à cause de la foule, ils montèrent sur le toit et le descendirent par les tuiles, avec son grabat, au milieu, devant Jésus. Ce passage par le toit percé renvoie d’abord à Genèse 8,6 : Noé ôta la couverture de l’arche qu’il avait faite, et il lâcha le corbeau, ensuite à Josué 2, 6 : Elle (Rahab) les avait fait monter (les deux espions envoyés par Josué) sur le toit et les avait cachés… Dans beaucoup d’apologues, quelqu’un cherche à entrer, mais il y a un problème, ici la foule, en fait la Loi elle-même, qui multiplie les obstacles aux conversions. Le problème central du midrach est en effet la conversion des nations « à la fin des temps », autrement dit « aux temps messianiques » (dont l’arrivée du Messie n’est qu’un élément parmi d’autres) : comment les guerim, les étrangers, les païens (telle Rahab), accepteront-ils la Torah, la Loi ? comment seront-ils accueillis dans le peuple d’Israël, porteur de la Loi ? et que deviendra alors celui-ci, s’il perd l’exclusivité de la Loi ? La métaphore du paralytique est l’une de celles dont use le midrach. C’est que la pratique de la Loi est appelée halakha, dont le sens propre est « marche ». Le païen qui ne connaît pas la Loi est logiquement un handicapé qui ne peut pas marcher. C’est aussi un « pauvre », par opposition au « riche », possesseur de la Loi. Ou encore un « petit enfant » par opposition à la « grande personne » qui l’a étudiée. La Loi, elle, est souvent assimilée à l’eau, qui purifie le corps et l’âme (d’où le bain rituel, qui devient le baptême) ou au repas dont se nourrit l’affamé, d’où la présence permanente du « banquet », lieu symbolique de la générosité divine. A la fin des temps, la conversion universelle est marquée par un festin auquel Dieu convie toutes les nations et auquel les convives assistent allongés, sur le mode du banquet antique, pour évoquer leur mort et leur renaissance imminente ; d’où la Cène évangélique qui institue l’Eucharistie, mais d’où aussi le Seder pascal de la Hagadah juive, où l’on mange « accoudé » et qui s’adresse aux enfants, c’est-à-dire aux païens… Muni de ces métaphores, Mergui est en mesure de décoder une bonne part des paraboles évangéliques, au risque de rendre redondante sa démonstration, tant sont répétitifs et peu inventifs les scénarios utilisés : il y a soit une invitation, refusée par les uns, acceptée par les autres, d’où des scènes de jalousie, soit une maladie et une guérison : le « Lève-toi et marche » adressé à Lazare renvoie au Lekh lekha, « Marche vers toi » (Genèse 12, 1) intimé à Abraham, premier convertisseur, dont le serviteur s’appelle Eliezer. Une des complications, qui devait nourrir, comme aujourd’hui, les discussions entre juifs plus ou moins « assimilés » et païens plus ou moins « judaïsants », concerne la possibilité d’une loi « légère », faite par exemple des seuls Dix Commandements, par opposition à la loi « lourde » des 613 commandements institués par la Torah, dont font partie la circoncision, la nourriture cachère, la pureté conjugale et le strict respect du Chabbat. Bref l’Histoire Sainte n’est pas l’Histoire ; c’est un récit « édifiant », qui construit la foi et qui ne cesse de démontrer que le Christ vient « accomplir les Écritures ». Si la Bible en grec est dite des "Septante", c'est par allusion aux soixante-dix anciens d'Israël escortant Moïse montant au Sinaï (Exode 24, 1 et 9). Si Jésus naît soixante-dix ans avant la chute du Temple de Jérusalem (historique, elle), c'est que le roi David vit soixante-dix ans (2Samuel 5, 4), et que cette durée est aussi celle de l'Exil de Babylone programmée par Jérémie (29, 10). Si le Messie s’appelle Jésus, Yechoua, « Sauveur » ou « Salut », c’est par allusion à Josué, Yehochoua, qui fait entrer Israël en Terre promise alors que Moïse reste sur le seuil. S’il y a douze apôtres, c’est par allusion aux douze tribus issues des douze fils de Jacob. Si l’un des apôtres est Judas, c’est par allusion à Juda, YHWDH, Yehoudah, quatrième fils de Jacob, nom formé sur le Nom imprononçable de l’Etre, YHWH, par ajout d’un D, quatrième lettre au quatrième rang, nom qui est aussi celui de la tribu de Juda et de la Judée, capitale Jérusalem. Si Judas trahit Jésus, fils de Joseph, pour trente deniers, c’est par allusion à la vente de Joseph par ses frères, sur la suggestion de Juda, et à la valeur « guématrique » de YHWDH, trente. Si Jésus monte au supplice en portant sa croix, c’est par allusion à Isaac qui monte au sacrifice en portant le bois de son bûcher. Si Hérode massacre les Innocents, c’est par allusion à Pharaon qui condamne à mort les petits garçons hébreux. Si Marie est une jeune fille (Almah’), c’est par allusion à Myriam, sœur de Moïse (confondue par le Coran avec Marie), qui sauve son petit frère en confiant son berceau au Nil : le petit frère de la vierge Myriam dans son berceau préfigure le fils de la Vierge Marie dans sa crèche. Si Paul s’appelle d’abord Saül, c’est par allusion au roi Saül, c’est-à-dire Cheol, nom hébraïque des Enfers. S’il vient de Tarse, c’est par allusion à Jonas, qui s’embarque pour Tarse. S’il poursuit (persécute) d’abord les Chrétiens, c’est par allusion à Saül qui poursuit David. S’il est « renversé » sur le chemin de Damas (Damascus), c’est que DMSQ, Demecheq, est l’anagramme de MQDS, Miqdach, le Sanctuaire : Damas, c’est le Temple bouleversé, et le chemin de Damas, c’est la subversion. S’il traverse plusieurs contrées sans pouvoir les convertir (Actes 16,6 et suiv.), c’est par allusion aux ânesses de Saül que celui-ci cherche sans les trouver (I Samuel 9, 4 et suiv.) S’il annonce aux Galates (de Galouth, Exil) « Il n’y a ni Juif, ni Grec ; il n’y a ni esclave, ni homme libre ; il n’y a ni homme, ni femme », c’est en effet que devant la mort (le Cheol), il n’y a ni nationalité, ni condition, ni sexe qui tiennent, il n’y a que des mortels… etc. etc. La consistance historique du Nouveau Testament, des apocryphes et des autres textes « intertestamentaires », est donc nulle, comme, disons, celle des livres de Ruth ou de Jonas. Ces fables, pas plus que Le loup et l’agneau ou Le corbeau et le renard, ne rapportent aucun événement réel. Ce n’est pas une raison pour « jeter l’enfant avec l’eau du bain ». Le bain, en l’occurrence, accumule les enseignements moraux et les « mythes fondateurs » de l’accès à la sagesse universelle, en hébreu, puis en grec puis en latin. Le passage de l’Ancien au Nouveau Testament fut un processus lent et progressif, s’étendant sur les six siècles allant d’Alexandre le Grand à Constantin et marqués par l’extension orientale de l’Empire romain. C’est ce processus dont l’école de la République devrait enseigner et l’histoire, la vraie, et la moralité, l’unique, à tous ses enfants. Michel Louis Lévy
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