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Les sorcières : entre mythe et réalités

Dossier réalisé par Paul-Éric Blanrue.

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La majorité des procès de sorcellerie ont eu lieu entre 1580 et 1630, et le stéréotype de la « sorcière » se met en place vers le XVIe siècle. Norman Cohn l'a exposé, tel qu'il apparaît dès cette époque dans les écrits des chasseurs de sorcières. Il s’agit le plus souventt d'une femme (rares sont les « sorciers »), qui a pactisé avec Satan pour en devenir l'auxiliaire en échange de pouvoirs extraordinaires. Le diable lui apparaît sous la forme d'un être humain, élégamment vêtu, à une époque où elle a de graves problèmes personnels. Il lui marque le côté gauche du corps avec les ongles ou les griffes de sa main gauche du signe de Satan. Parfois, un accouplement a lieu. La contractante promet aide et obéissance et renonce à servir Dieu. Devenue « servante du diable », elle accède au rang de « sorcière ». En échange de son inféodation, elle possède les pouvoirs exceptionnels que lui confère son nouveau maître. Elle les voue à faire le mal, apporte partout la maladie des humains, des bêtes et des plantes, la destruction, la mort. On la craint dans les familles parce qu'elle pratique le cannibalisme sur les nourrissons, pour son propre plaisir pervers, d'abord, et parce que cet acte renforce son pouvoir, ensuite. Suivant un rythme régulier, elle doit fréquenter les réunions qui la mettent en présence de ses semblables : les sabbats. On distingue le petit sabbat, qui réunit les personnes d'une même ville ou d'un canton, et le grand sabbat, dit aussi sabbat oecuménique, qui rassemble les sorcières de plusieurs régions ou pays.

Ces « sabbats » se tiennent la nuit, souvent le vendredi, dans un cimetière, au pied d'une potence ou à la croisée des chemins, ou encore, pour les cérémonies de grande envergure, sur une montagne ou un lieu réputé. Pour s'y rendre, les sorcières se sont enduites d'un « onguent magique » qui leur donne la faculté de se déplacer librement dans les airs. Le trajet s'effectue sur le dos d'un bouc ou sur le manche d'un balais. Le conjoint de la sorcière, pendant ce temps, continue à dormir paisiblement dans son lit, sans se douter de rien.

Les sabbats sont un culte rendu à Satan et dirigés par Satan. Celui-ci y trône superbement, sous la forme d'un être cornu et griffu, mi-homme mi-bouc, terrifiant. Ses serviteurs sont agenouillés à ses pieds, le baisent aux endroits intimes, le vénèrent comme un Dieu. Ceux qui ont commis des fautes se font fouetter.

Vient ensuite la parodie blasphématoire de la messe catholique. Durant « l'Eucharistie », le pain et le vin sont remplacés par des substances au goût nauséabond et de couleur noire. Les adorateurs du diable doivent les ingurgiter. Un repas suit le simulacre, au cours duquel sont consommés des aliments repoussants et putrides, par exemple des coeurs d'enfants morts. Le tout finit sur une danse frénétique, éclairée par une chandelle plantée dans l'anus d'une des sorcières. La danse se transforme en une orgie érotique. Tout est permis : relations incestueuses, perversions innombrables.

Les juges ecclésiastiques ou laïcs, chargés d'instruire les dossiers relatifs à la sorcellerie, tenaient cette description pour avérée. Ils ne doutaient pas de l'existence des sorcières, comme groupe humain spécifique, ni des sabbats, comme assemblée secrète des sorcières. Le peuple vivait dans un état d'esprit comparable, à l'affût de toute manifestation semblant accréditer la proximité d'adoratrices de Satan. De mauvaises récoltes, une mort tenue pour mystérieuse, des problèmes de santé, des animaux au comportement étrange, étaient interprétés comme les effets d'un maléfice jeté sur un individu ou une communauté villageoise. En quelques siècles, on brûla des dizaines de milliers de prétendues sorcières au nom d'une telle croyance.

Avec l'avènement des Lumières, on se mit à douter de leur existence. On se demanda si les sorcières n'étaient pas, après tout, un reflet des superstitions médiévales, des boucs émissaires de village. L'hypothèse se perdit vite et laissa place à une explication nouvelle, qui justifiait les peurs ancestrales : il aurait bel et bien existé une société secrète de sorcières qui se réunissaient au cours d'assemblées nocturnes, mais nul n'aurait compris la profondeur de ce culte ni le véritable objet de la dévotion des assistants. A partir du XIXe siècle, cette interprétation conquit les esprits. Aujourd'hui, c'est la plus diffusée dans le grand public.

Les premiers auteurs qui répandent cette thèse sont les universitaires Karl Ernst Jarcke et Franz Joseph Mone. Ils ne croient pas à l'intégralité des faits rapportés, voyages dans les airs, présence de Satan et autres prodiges, qu'ils tiennent pour des déformations dues aux procès. Ils pensent malgré tout que les sorcières ont appartenu à une structure organisée et hiérarchisée, une secte anti-catholique, et ils admettent l'existence des assemblées nocturnes, comme on admet dans n'importe quelle religion la tenue d'un culte. Selon eux, ces pratiques résultaient d'anciens cultes païens, d'origine germanique, qui auraient survécu à travers les âges dans le monde paysan (le mot « paganisme » vient du latin paganus qui signifie « paysan »). Mone avance que le sabbat était la déformation d'un culte ésotérique rendu à Dionysos.

Or, pour séduisantes qu'elles soient, les hypothèses de Mone ou Jarcke ne sont soutenues par aucune preuve. On ne trouve pas trace de cette religion clandestine, qui, à les en croire, aurait eu des dizaines de milliers de pratiquants. Ces chercheurs n'expliquent pas qu'il ait fallu attendre le bas moyen âge pour que les autorités découvrissent son existence. Plus de mille ans de « clandestinité », c'est beaucoup !

Michelet, dans La Sorcière (1862), tente de donner une autre explication. Le sabbat aurait été, au début, une farce menée contre les autorités laïques et ecclésiastiques, par des serfs révoltés. Les paysans étaient dirigées par une grande-prêtresse, serve elle-même, qui lors des sabbats s'unissait à un mannequin représentant Satan, que Michelet nomme le Grand Serf Révolté. Au coeur de ces réunions, on aurait distribué de la belladone, breuvage d'illusion qui aurait porté les participantes à des hallucinations que les juges - et elles-mêmes - auraient pris pour argent comptant, sans comprendre ce que ces visions devaient à la drogue.

Suggestion piquante pour l'imagination, mais totalement gratuite. Michelet ne cite pas une seule source accréditant ses affirmations. Il se contente de « décrypter » les pièces juridiques avec, pour seul guide, sa licence romanesque : une démarche qui ressortit davantage de la fantaisie littéraire que de la rigueur requise par la discipline historique.

Comme les savants ont besoin de rationnel et de démonstrations rassurantes, il fallait trouver une autre explication. Margaret Murray s'y essaya dans The Witch-Cult in Western Europe (« Le culte de la sorcière en Europe de l'ouest »), écrit en 1921. C'est elle, sans aucun doute, qui développa l'hypothèse de la réalité des sorcières et de leurs assemblées avec le plus de succès. Son influence fut considérable dans le monde entier et se ressent aujourd'hui encore dans certains milieux universitaires. Ses théories furent tellement en vogue qu'elles stimulèrent la création de mouvements sorciers, comme la Witches’ International Craft Association.

Pour Margaret Murray, le sabbat est la célébration d'un culte ancien de la fertilité. Quand elle écrit son livre, on est dans la vague du Rameau d'Or du folkloriste écossais Sir James Frazer, qui explique les origines de nombre de religions à l'aide de ce concept. Le culte de la fertilité semble une hypothèse tellement convaincante qu'il est tentant d'en trouver un nouvel exemple derrière chaque croyance. Selon Murray, le diable aurait été l'un des aspects du « dieu cornu à deux faces », Janus, identifié au cycle des récoltes, mourant et ressuscitant comme elles. Les cornes du diable en auraient été une réminiscence.

Le culte aurait connu une diffusion impressionnante. Pour Murray, de grands personnages historiques, comme Jeanne d'Arc ou le roi d'Angleterre Guillaume II, en ont été les adeptes et leurs morts ne sont que des rituels destinés à accomplir la résurrection de leur dieu. Les campagnes étant le lieu naturel de la conservation de ces croyances, les sabbats y avaient évidemment leur place. On ne s'y rendait pas par la voie des airs mais, rationalisme oblige, à cheval. L'Inquisition et ceux qui ne participaient pas au culte de la fertilité ne comprirent pas le sens de ces pratiques étranges. Tentant d'expliquer l'inconnu en fonction de leurs propres normes, ils ont travesti la réalité : ainsi naquit le mythe du culte du diable.

La vraie religion du moyen âge, la religion d'une grande partie du monde rural et de quelques hommes et femmes de pouvoir, n'aurait donc pas été la religion catholique, mais celle du dieu de la fertilité Janus. S'il a fallu attendre les XVe et XVIe siècles pour que l'Église se lance dans la « grande chasse aux sorcières », c'est parce le catholicisme n'avait pas, auparavant, assez d'emprise sur la société.

Voilà, en quelques mots, résumée la thèse de Margaret Murray, qui pendant quarante ans fut également celle de la prestigieuse Encyclopedia Britannica.

Pour la plupart des spécialistes de ce sujet, la dissertation murrayenne n'est cependant qu'une amusante construction de l'esprit, sans lien avec la réalité.

La méthode utilisée par Murray aurait d'ailleurs dû la discréditer dès le début aux yeux de la communauté historienne (dont elle ne faisait pas partie), si les professionnels avaient vérifié ses assertions. Estimant que certains passages des sources qu'elle utilisait n'allaient pas dans un sens « réaliste » - c'est-à-dire tous les passages jugés par elle fantastiques - Margaret Murray choisissait simplement de les passer sous silence, afin de rendre le témoignage de la sorcière digne de confiance ! Tronquant ses textes sans en informer ses lecteurs, elle retombait toujours sur ses pieds en faisant croire qu'il existait des récits de sabbats raisonnables et crédibles. C'était de la sollicitation de document, procédé interdit en histoire pour les raisons que l'on imagine.

Ci-dessous la confession in extenso d'Isobel Gowdie, d'Auldear, dans le comté de Nairn, faite en 1662 à son procès, telle que citée par Margaret Murray :

Nous allions dans plusieurs maisons pendant la nuit. A la dernière Chandeleur nous fûmes à Grandehill où nous eûmes assez à manger et à boire. Le Diable était assis au bout de table, et

tout le coven l'entourait. Cette nuit-là, il désira qu'Alexander Elder, d'Earlseat, dise la prière avant le repas, ce qu'il fit ; et la voici : "Nous mangeons de cette nourriture au nom de Diable" (etc.). Et alors nous nous mîmes à manger. Et quand nous eûmes fini de manger, nous regardâmes fixement le Diable et, nous inclinant devant lui, nous dîmes au Diable : Nous te remercions,

notre Seigneur, de cela. - Nous tuâmes un boeuf à Burgie vers la naissance du jour et nous emportâmes le boeuf chez nous, à Aulderne, et nous en régalâmes.

On dirait un rapport circonstancié, sobre, clair, convaincant. La sorcière ne donne pas l'impression d'inventer, elle semble relater, avec des mots simples, ce qu'elle a réellement vécu. La présence du diable fait sourire, mais peut se comprendre : il s'agit peut-être d'un homme ayant revêtu un accoutrement méphistophélique.

Margaret Murray a coupé son récit par un etc. Apparemment inoffensive, cette césure camoufle en réalité des détails essentiels pour la critique de texte. Voici le passage manquant :

Tout le coven volait sous la forme de chats, choucas, lièvres et corneilles, etc., mais Barbara Ronald, de Brightmaney, et moi, montions toujours un cheval, que nous faisions d'un fétu de

paille ou d'une tige de fève. Besnie Wilson était toujours sous l'apparence d'une corneille (...) (Le Diable) était comme une génisse, un taureau, un cerf, un chevreuil, etc., et avait des rapports avec nous; et il levait sa queue tandis que nous baisions son cul.

L'atmosphère est à présent transformée et le genre du récit change avec elle. Nous sommes maintenant baignés en plein fantastique, dans une irréalité totale ! Grâce à une coupure anodine, Murray a caché ce qui discrédite le témoignage qu'elle brandit : « l'aveu » par la sorcière de son envol sur un fétu de paille !

Lorsque l'on enlève le surnaturel, il est vain de croire qu'il ne reste que le naturel... Norman Cohn a le mot juste : « On ne doit pas admettre comme preuves d'événements réels des histoires qui contiennent des éléments d'une impossibilité manifeste ». Face à une telle description la moindre des choses est de commencer par douter de la véracité des événements contenus dans le récit tout entier, puisqu'on ne peut se permettre de préjuger de l'état de santé mentale du supposé témoin, ni des pressions qu'il a subi, ni de ses propres fantasmes. Une fois cette étape accomplie, il faut chercher en-dehors du récit des éléments concrets qui vont d'infirmer ou de confirmer telle ou telle partie, voire le récit entier.

Il est déconcertant de constater que la thèse de Murray ait semblé crédible aussi longtemps et qu'elle ait bénéficié du soutien d'une grande partie de la communauté historienne.

En ce qui concerne le domaine de la sorcellerie et de la matérialité du sabbat, un grand scepticisme est aujourd'hui de mise. Aucun de ceux qui ont suivi les traces de Margaret Murray (Elliot Rose, Montague Summers, Jeffrey Russel) n'a réussi à fournir une preuve de l'existence des sorciers, des sorcières, ni des sabbats - étant entendu que nous n'évoquons pas les guérisseuses des campagnes, ni les pratiques hérétiques marginales, mais bien d'un groupe constitué se réunissant à dates régulières, dans le cadre d'une croyance satanique définie.

On a fait grand cas des livres de Carlo Ginzburg, Les batailles nocturnes ou Le sabbat des sorcières. Le savant italien y décrit le résultat de ses recherches, au cours desquelles il a mis au jour l'existence, dans le Frioul du XVIe siècle, d'un groupe d'individus, les benandanti, qui prétendaient accomplir des chevauchées nocturnes à l'assaut des sorciers pour sauvegarder leurs récoltes. Ils furent eux-mêmes considérés comme sorciers.

Mais l'auteur de cette découverte admet lui-même, contre l'avis de J. Russel qui voyait dans ses travaux « la preuve la mieux établie qui ait jamais été fournie de l'existence de la sorcellerie », que les benandanti ne réalisaient leurs expériences « qu'en rêve ». Leur combat, purement spirituel, n'implique donc pas la réalité d'un groupe constitué de sorciers, et moins encore la tenue de sabbats. Au mieux, l'onirisme de ce groupe peut témoigner qu'à une certaine époque, pour quelques esprits, le terrain était préparé pour la formation d'une secte diabolique. L'était-il dans tous les esprits de l'Europe occidentale des XVIe et XVIIIe siècles ? Le Frioul ne représente pas l'ensemble du continent, comme l'a noté Jean-Michel Sallmann.

L'historien de la sorcellerie doit convenir qu'il n'existe aucune trace positive du sujet étudié.


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Les documents relatifs au sabbat et aux sorcières sont nombreux. Les images anciennes, les textes des démonologues, les traditions recueillies ci et là ne manquent pas. Mais en fait de sources véritables, c'est-à-dire de documents de première main, nous ne possédons que les procédures judiciaires de l'époque. Ce sont elles qui collent le plus près à l'histoire. Or personne ne peut prendre le risque de leur accorder crédit : tout d'abord, parce que le statut de la preuve telle qu'il était compris par les juristes d'alors se résumait aux récits de l'accusée et des éventuels témoins. Il suffisait d'un aveu pour assurer la véracité d'un fait : en guise de preuve, c'est un peu mince !

Jamais personne n'a été pris en flagrant délit d'assister aux sabbats et aucun observateur extérieur à la prétendue secte démoniaque, magistrat ou gendarme, n'en fut spectateur. D'autant plus étrange que les lieux de réunions étaient connus des juges, puisque avoués par les soi-disant participants. Il aurait suffi de les surveiller et de s'y rendre avec une escouade le moment venu.

A défaut de preuves matérielles, les inquisiteurs se sont contentés des dénonciations, des propos malveillants, des « aveux » qui, certes, ne manquaient pas.

Mais les histoires d'enfants mangés ou de crimes effroyables ne reposent eux non plus sur aucune preuve, comme les nombreuses transcriptions de procédures qui nous sont parvenues le laissent entendre. Rares étaient d'ailleurs les accusations d'anthropophagie satanique. La plus célèbre d'entre elles fut faite à l'encontre des Fraticelli, à Fabriano et à Rome. Il est maintenant prouvé qu'il ne s'agissait que d'un effet de la rumeur publique, alimentée par des ouvrages polémiques et monastiques antérieurs.

Il en va de même pour les orgies et les accusations d'inceste. Les Cathares avaient été calomniés de la sorte et, bien avant eux, les bruits portant sur les rapports sexuels immoraux de sectes présumées et d'ennemis de la Chrétienté couraient dans le monde occidental. En France, dès le XIe siècle, les hérétiques étaient ordinairement soupçonnés de se livrer avec concupiscence à des activités perverses. Dans les écrits catholiques, ces mises en cause dénigrantes remontent au IIe siècle ! Il a été établi qu'au XVe siècle on s'en servait encore.

Rappelons également que personne n'a réussi à démontrer l'existence d'une doctrine luciférienne cohérente - hormis à notre époque, bien sûr, où les sectes satanistes prolifèrent, mais c'est une autre affaire…

Devant l'absence de preuves, le chef d'accusation s'effondre donc.

Plutôt que de nous étonner de la pléthore des « confessions de sorcières », il convient de rappeler que :

- La torture était utilisée comme moyen d'extorquer l'aveu de satanisme. La loi selon laquelle la torture était interdite lorsque le crime n'était pas prouvé, souffrait en effet d'une seule mais notable exception : celle, justement, des « crimes occultes ». De la même façon, on empêchait normalement la répétition des séances de torture, sauf dans le cas des procès de sorcellerie !

- Le juge, par des techniques d'interrogation particulières, incitait la « sorcière » à abonder dans le sens de ses propres schémas mentaux. Son discours était une tautologie qui reposait sur « l'évidence » de l'existence du diable. Pour l'accusée, nier le sabbat revenait à nier l'existence des sorcières (la supposée participation à l'assemblée diabolique constituait la preuve de la culpabilité consentante de l'accusée) et nier l'existence des sorcières revenait à nier celle du Malin, donc celle de Dieu qui l'avait créé dans une intention précise. La défense avait peu de choix.

- Les inculpées elles-mêmes partageaient la peur du diable et de ses adorateurs. Une dynamique externe (rumeurs, veillées) les conduisait à culpabiliser et à devenir une proie idéale pour leurs accusateurs. Sans compter que l'écrasante majorité des sorcières avaient plus de cinquante ans, grand âge pour l'époque, entraînant un comportement sénile qui pouvait provoquer, outre des accusations sur leur mode de vie étrange, des confessions inopinées. Les authentiques malades mentaux étaient une cible toute désignée.

Robert Muchembled a synthétisé la subtilité de la spirale procédurière qui s'attachait à extorquer les aveux des sorcières :

L'aveu, but ultime de la procédure était parfois obtenu sans usage de la torture, voire sans menace à ce sujet. Certains cédaient au désespoir, à la peur, aux tourments de la détention, sachant leur sort scellé. D'autres espéraient obtenir quelque adoucissement par leur attitude docile, sous la

forme d'un retentum, c'est-à-dire d'un étranglement préalable évitant d'être brûlé vif sur le bûcher. D'autres encore tentaient de sauver un être cher. Afin que l'on épargne son fils accusé de complicité avec elle, une sorcière de Domjevin avoua ainsi 1603 des crimes qu'elle finit plus tard dire imaginaires. Maints accusés subissaient de toute évidence un processus de profonde culpabilisation personnelle, par honte d'être livrés à la justice. Découvrant alors que les juges ne pouvaient avoir entièrement tort, ils devaient sans doute parfois craindre d'être sorciers sans le savoir (...). Un sentiment de repentir animait certains, du moins en présence des magistrats, dans

le but de les apitoyer, sans doute parfois également pour soulager leur conscience ou pour crier un sentiment de culpabilité sincère. Une femme de Neuville-sous-Châtenois avoua sous la torture, en 1586, se rétracta ensuite, puis finit par confesser de nouveau ses crimes "par le conseil du curé" de son village. Tous les moyens pouvaient en effet être utilisés pour aboutir à ce résultat, promesses mensongères, visites dans la cellule, témoignage d'enfants, etc.

(...) Certains avouèrent avec réticence, ou en donnant le nom de défunts et de gens déjà exécutés pour sorcellerie. D'autres parlèrent d'abondance, citant de nombreux individus, jusque 19 dans un cas en 1597 (...). L'un des phénomènes les plus étonnants fut la profusion des

dénonciations familiales.


Bref, sectes de sorcières et sabbats ne sont attestés par rien qui, après un processus critique élémentaire, apparaisse comme objectif. On nage dans le fantasme, la paranoïa, le délire effréné.

Moins assuré est le mode de formation du concept médiéval de sorcellerie. Comment est-il apparu, comment s'est-il précisé ? Les débats se poursuivent.

Pour mieux comprendre la formation d'un tel concept, peut-être serait-il bon de jeter un oeil attentif sur l'histoire contemporaine, où des « chasses aux sorcières » n'ont pas manqué de se produire, dans des conditions certes différentes, mais en suscitant les mêmes réflexes et en se fondant sur le même état d'esprit qu'auparavant. Nos ancêtres du moyen âge n'avaient pas le monopole de la superstition ni du fanatisme !





Un cas particulier : le diable et la marquise



Ce qui n'avait pas été prévu par les chasseurs de sorcières, c'est que la traque du Malin allait les conduire à la cour du roi de France. En 1679, l'arrestation d'une « sorcière » dénommée la Voisin est le prélude à un procès qui met en cause les pratiques de celle qui a été la favorite de Louis XIV, Françoise Athénaïs de Rochechouart de Mortemart, marquise de Montespan (1641 - 1707). La marquise est suspectée d'avoir participé à des messes noires, au cours desquelles la Voisin et ses complices auraient fait sacrifice de nouveau-nés au Prince des Ténèbres. Jalousant les nouvelles conquêtes féminines de son royal bien-aimé, elle aurait voulu l'empoisonner à l'aide d'une potion fournie par la sorcière. L'anecdote se trouve dans les manuels d'histoire contemporains.


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Pour tenter de débroussailler cette tumultueuse affaire, rappelons l'état de l'opinion publique des années 1670 - 1680. La grande vague de panique anti-sorcières est passée, surtout à Paris, mais la peur liée à l'action des « serviteurs du diable » est toujours présente. Dès la fin des années 1660, on assiste à une nouvelle poussée des inquiétudes et les bûchers se rallument en province. A l'instar des juifs, les prétendues sorcières sont rendues coupables de tous les maux.

A Paris, au cours de la même décennie, la rumeur publique s'interroge sur les décès, tenus pour suspects, de personnages célèbres. Des bruits insolites courent dans la capitale après les morts brutales d'Henriette d'Angleterre, d'Hugues de Lionne et du duc de Savoie. On parle de « crimes par empoisonnement ».

Cette nouvelle obsession est l'une des conséquences du procès de Marie-Madeleine d'Aubray, marquise de Brinvilliers, qui a été instruit en 1673, par contumace, et en 1676 en sa présence, devant la plus haute juridiction du royaume. La monstruosité d'une femme prête à tout pour parvenir à ses fins a été dévoilée au grand public. Arrêtée à Liège, où elle a fui alors qu'elle se sentait en danger, la Brinvilliers a été convaincue d'avoir tué, d'elle-même et avec la complicité d'hommes de mains, son père et ses deux frères, en les empoisonnant à l'arsenic (la fameuse « poudre de succession »), et d'avoir attenté à la vie de sa soeur. Les chirurgiens n'ont pas trouvé trace d'arsenic dans les cadavres, mais la maléfique marquise possédait une recette spéciale pour qu'on n'en découvrît point. La confession posthume écrite par son amant, surnommé Sainte-Croix, puis ses propres aveux sur des papiers intimes scellèrent sa perte.

Si la sorcellerie ne fut pas directement mise en cause au cours de ce procès (la Brinvilliers ne s'intéressait pas au monde de l'occulte), il y eut là matière à un nouveau bouillonnement d'imagination. L'historien Funck-Brentano rapporte qu'après sa tenue un nombre impressionnant de gens allèrent spontanément auprès des pénitents de Notre-Dame se confesser d'avoir empoisonné un proche ! La psychose s'empara des foules.

Le soupçon de l'assassinat par poison, qui revient chroniquement dans l'histoire, est donc une nouvelle fois lancé. Originalité du moment : l'idée que les dames de la bonne société (le père de la Brinvilliers était conseiller d'État et son époux descendait de Gobelin, le fondateur de la manufacture) peuvent se rendre aussi perverses que les femmes de condition modeste. Une compensation sociale comme une autre. Un binôme bonne société - poison se met donc en place dans le courant des années 1670.

Arrêtons-nous un instant sur les rumeurs pariant sur le développement du crime par empoisonnement commis dans les hautes sphères. La Brinvilliers était-elle coupable ? Il le semblerait, particulièrement si l'on se fie à ce qu'en rapporte son confesseur, l'abbé Pirot. Le prêtre écrivit, en termes émouvants - trop émouvants, dirait un sceptique -, qu'elle avait tout reconnu en prison et qu'elle s'était convertie avant d'être exécutée en place de Grève. Remarquons qu'officiellement la marquise n'a jamais rien avoué - sauf en entrant dans la chambre de torture...- et que la note qu'elle a rédigé en prison pourrait laisser envisager que, contrairement à ce qu'a rapporté le Père Pirot, elle n'avait jamais reconnu avoir accompli les atrocités qu'on lui reprochait. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que les soupçons qu'on éleva à l'encontre de M. Reich de Pennautier, receveur général du clergé - incriminé par la Brinvilliers, qui espérait par cette manoeuvre qu'il la protégeât en retour -, ressortent du domaine de la basse calomnie. La veuve de son prédécesseur, Marie Vosser, alla jusqu'à l'accuser d'avoir empoisonné son mari pour obtenir sa place. Six ans après les faits ! Pennautier ne fut pas inquiété bien longtemps, mais demeura incarcéré quelques mois à la Conciergerie et ne put empêcher que son nom soit associé pour longtemps à une affaire à laquelle il était complètement étranger.

Nous en savons davantage sur le cas d'Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans, que les rumeurs d'alors donnaient pour empoisonnée.

Le 30 juin 1670, à Saint-Cloud, dix jours après son retour d'Angleterre, où elle était parvenue à faire signer le traité de Douvres, qui garantissait à Louis XIV l'alliance de la couronne anglaise contre les Hollandais, Madame, seulement âgée de vingt-six ans, meurt subitement, dans d'effroyables douleurs, après avoir bu un verre d'eau de chicorée. Pendant que Bossuet déclame son célèbre « Madame se meurt, Madame est morte! », les rumeurs d'empoisonnement vont bon train. Les cours européennes sont « contaminées ». La population londonienne entre en effervescence et l'on doit protéger l'ambassade de France de la fureur de la foule. Comme beaucoup de Français, Madame Palatine partage ces soupçons et l'on dit que Louis XIV en personne émet des doutes concernant la cause de la mort d'Henriette. On accuse, tour à tour, les Hollandais, Monsieur et le chevalier de Lorraine. Le délire ne s'arrête pas là : on se persuade que les morts de la fille de Madame, Marie-Louise, reine d'Espagne, celles de son frère Charles II, de sa petite-fille, la duchesse de Bourgogne et de sa mère, Henriette-Marie de France sont, elles aussi, dues à un empoisonnement ! Il faudra attendre le XIXe siècle et Littré, ainsi que les confirmations de Funck-Brentano, secondé par les Drs Brouardel et Le Gendre, pour que la vérité se fasse jour et que l'on apprenne que Madame était atteinte d'inflammations chroniques à l'estomac, que le procès verbal de son autopsie indique la présence d'une tuberculose du poumon - et qu'elle avait succombé à une péritonite suraiguë, que les médecins de l'époque ne savaient pas reconnaître...

Avant que l'affaire des Poisons proprement dite n'éclatât, soulignons donc que l'opinion publique française - et parisienne, davantage - était fascinée par deux croyances concomitantes : celle, ancienne, relative aux méfaits commis par d'hypothétiques sorcières et l'autre, émergente, axée sur l'empoisonnement de personnages de haut rang. Chacune de ces croyances charriant son lot de rumeurs et d'interprétations abusives. Chacune centrée sur la peur, le mal et les forces obscures qui échappent à l'homme (le caractère insaisissable du sortilège équivalant d'une certaine façon à l'invisibilité du poison versé dans la boisson).

Ces deux croyances vont entrer en connexion, puis fusionner en 1679. Le processus était prévisible. Qui était réputé spécialiste des onguents, des baumes, des drogues et des élixirs, sinon justement la présumée caste des sorcières ?


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Le 5 décembre 1677, le lieutenant de police Gabriel-Nicolas de La Reynie fait arrêter à Paris un certain Louis de Vanens, gentilhomme de Provence. Le policier croit avoir affaire à un espion, mais les papiers qu'on trouve chez le suspect, un homme en cour, révèlent l'existence d'une bande organisée d'alchimistes, de faux monnayeurs et de prostituées, à laquelle sont mêlés des gens du monde et quelques prêtres. Vanens est bientôt considéré comme sataniste.

Pendant l'instruction de l'affaire, l'enquête de La Reynie se poursuit dans les milieux occultistes de la capitale, sur lesquels, semble-t-il, les autorités ne disposent d'aucune information. Le lieutenant débusque une vaste association de tireuses de cartes et « devineresses », dénoncées comme « empoisonneuses ». Au début de 1679, il en fait arrêter les principales protagonistes : la dame Vigoureux et une dénommée Marie Bosse, avec ses enfants. Leurs complices sont recherchées. Le 12 mars, à la Villeneuve-sur-Gravois, la police met la main sur Catherine Deshayes, épouse Monvoisin, alias « la Voisin ». Le 17, son principal auxiliaire, Adam Coeuret, dit Dubuisson, dit l'abbé Le Sage, suit le même chemin.

L'interrogatoire de ces personnages est accablant, tant pour la bonne société parisienne que pour le monde des « sorcières ». Les aveux révèlent l'existence dans la capitale d'un commerce occulte très lucratif. Marie Bosse apprend à ses interrogateurs qu'il y a à Paris plus de quatre cents devineresses et magiciens qui perdent « bien du monde, surtout des femmes ». Leurs pratiques les enrichissent, leur permettant d'acheter des offices à leurs maris et des maisons. Elle confie que ce commerce attire des personnes de toutes conditions, y compris des gens que leur rang aurait dû préserver des ravages de telles croyances.

Et surprise : à part la divination et les envoûtements, les « sorcières » admettent que l'empoisonnement fait partie de leur arsenal magique et qu'il est même d'usage courant !

L'attention se porte sur le cas de la Voisin. C'est la plus courue des « sorcières » de Paris. La dame ne s'est pas lancée dans l'aventure occulte par vocation. Elle ne s'est décidée qu'après la faillite de son mari, boutiquier sur le Pont-Marie. Elle fréquente assidûment les salons, où l'on écoute avec passion ses oracles, ou bien elle reçoit dans sa maisonnette située entre les remparts et le quartier Saint-Denis. Parée d'une somptueuse robe et d'un manteau de velours cramoisi semé de deux cent cinq aigles taillé pour elle, elle lit sur les visages, dans les lignes de la main, dans les cartes, tire les horoscopes et vend des recettes contre les boutons du visage et le mal de tête. Aimant les hommes et s'en cachant peu, elle est courtisée par une foule de chevaliers servants qu'elle entretient.

L'enquête indique que dans le secret de son cabinet, elle va plus loin... Elle procède à des avortements clandestins. En compagnie de l'abbé Guibourg, ancien aumônier du comte de Montgommery, elle célèbre des messes noires, afin de satisfaire ses clientes les plus acharnées. A l'en croire, celles-ci, allongées dans la tenue d'Ève sur un semblant d'autel, tiennent un cierge dans chaque main pendant la durée de la cérémonie. Détail horrible : au moment de l'offertoire, le prêtre égorgerait un nourrisson, dont le sang, mêlé à des substances repoussantes et à de la farine, ferait office d'hostie !

Ces incroyables révélations émeuvent Louis XIV, qui demande que l'on établisse une cour d'exception pour instruire l'affaire et démanteler l'odieux réseau. C'est ainsi qu'est constituée la Chambre ardente - président : Louis Boucherat, comte de Compans (qui deviendra par la suite chancelier de France). La Chambre siège, en toute solennité, au palais de l'Arsenal, du 10 avril 1679 au 21 juillet 1682. Elle tient deux cent dix audiences au cours desquelles défilent quatre cent quarante-deux accusés. Elle décrète la prise de corps sur trois cent soixante-sept d'entre eux, maintient ses accusations sur deux cent dix-huit. Trente-six prisonniers seront condamnés à mort.

Très vite, on s'aperçoit que certains membres de la cour ont participé à de coupables activités. Plus les investigations avancent, plus les dénonciations touchent des personnalités importantes. Le maréchal du Luxembourg en personne est inquiété. On le soupçonne d'avoir tenté d'empoisonner un bourgeois et sa maîtresse. La comtesse de la Roure, la marquise d'Alluye, la vicomtesse de Polignac, la duchesse de Bouillon, la comtesse de Soissons sont suspectées. C'est alors qu'on commence à prononcer avec insistance le nom de la marquise de Montespan...


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Avant d'aller plus loin, interrogeons-nous sur les faits que nous venons de rapporter. Sauf exception, les historiens n'ont guère cherché à mettre en doute les informations obtenues lors de ces interrogatoires, ni même à les relativiser. Il faudrait pourtant y songer, car l'affaire est délicate.

L'existence de la plupart des pratiques occultes mentionnées paraît indubitable. De tous temps et dans toutes les sociétés, les activités ésotériques ont eu leur place, il est vain de chercher à le nier. Si les autorités n'en eurent pas connaissance plus tôt c'est qu'elles n'avaient pas cherché à le savoir. Au XVIIe siècle la police française en est au stade embryonnaire. Mais l'accusation porte ici sur quelque chose de bien plus grave. Les sorcières, la Voisin en tête, sont présentées comme coupables de meurtres de masse, sur des nouveau-nés, mais aussi sur des maris dont des épouses volages auraient aimé se débarrasser. Ces meurtres auraient été accomplis par empoisonnement et/ou égorgement.

Or ces méfaits ne paraissent pas aussi probants qu'on le supposait jadis.

Pour commencer, prendre pour argent comptant les « aveux » des sorcières constitue une grave erreur - fait désormais établi. Ce qui est valable pour la sorcière « des champs » doit l'être aussi pour la sorcière « des villes ». La peur peut tout faire avouer. Pour sauver sa peau ou simplement adoucir le probable châtiment, l'accusée est capable d'inventer les choses les plus invraisemblables. Elle le fera d'autant plus volontiers qu'elle sentira que ses aveux agissent favorablement sur l'esprit du juge. Peut-être aussi croira-t-elle l'impressionner, lui faire craindre un retour de bâton occulte. Il faut aussi compter sur la forfanterie naturelle des « sorcières », trop fières de leurs pseudo-pouvoirs pour ne pas être prétentieuses. Bref, l'aveu seul est insuffisant, surtout dans les conditions où il est extorqué. Quant aux « aveux » des complices, chacun comprendra ce qu'ils ont d'illusoires, tout prisonnier cherchant à sauver sa peau par des moyens plus ou moins licites, de préférence en accusant des tiers.

Il n'est pas impossible que les aveux les plus ignobles de la Voisin et de ses acolytes soient en partie de ce type. La sorcière raconte qu'elle a « brûlé dans le four, ou enterré dans son jardin, les corps de plus de 2500 enfants nés avant terme », ajoutant qu'elle les a fait ondoyer auparavant. Mais pourquoi n'alla-t-on pas déterrer les milliers de cadavres ? Il serait intéressant de savoir ce que doit cet aveu, justifié par aucun élément matériel, aux ragots colportés dans la capitale, à la mauvaise conscience liée aux avortements que La Voisin pratiquait dans des conditions sordides, et à la pression du juge qui poussait au détail croustillant.

Car la « sorcière » se cachait-elle ? Pas le moins. Elle avait rendu compte de ses activités aux vicaires généraux et rencontrait de temps à autre les professeurs de la Sorbonne pour débattre sur le sujet de l'astrologie ! On n'est pas moins indiscret. Très étrange.

On rapporte qu'elle était une spécialiste de l'empoisonnement et des suppressions rapides et efficaces. Fort bien. Mais lorsqu'elle voulut se débarrasser de son mari, que fit-elle ? Elle fit dire des neuvaines dans une chapelle dédiée à sainte Ursule, à Montmartre ! Ne constatant aucun résultat, elle fit appel aux bons soins du faux abbé Le Sage. Qui, pour supprimer le gêneur, faisait des passes sur un coeur de mouton enfoui dans le jardin !

Ajoutons que cette dame, supposée si machiavélique, s'est faite escroquer par la plupart de ses amants. Elle avait perdu des sommes importantes en subventionnant des fabriques qui ne lui rapportèrent que des ennuis. Quant à Le Sage, ce n'était qu'un prestidigitateur du dimanche. Lors de messes factices, il transformait l'eau bénite en liqueur - tour assez risible... Spécialiste des apparitions et disparitions, l'escamoteur, à force de duper les autres, était peut-être arrivé à se duper lui-même. Mais de là à être un assassin...

Les autres « sorcières » de Paris étaient-elles d'ignobles empoisonneuses ou furent-elles prises à leur propre jeu ? Faisaient-elles des invocations au démon ? Si oui, dans quelle proportion ? La question doit être posée car il n'existe pas d'autopsie pour confirmer l'accusation d'empoisonnement. Tuer quelqu'un à l'arsenic, à l'antimoine ou au sublimé, les poisons du temps, n'était une opération aisée que si l'on se moquait de la discrétion. Ce qui, à en croire les témoins, n'était pas le cas puisqu'on cherchait à tuer sans que personne, à commencer par l'empoisonné, ne se doutât de rien. La prouesse était délicate. Mener l'affaire à son terme demandait une grande habitude, beaucoup de patience, des connaissances médicales étendues, toutes qualités dont il n'est pas certain que les sorcières et leurs clientes fussent pourvues.

Les témoignages évoquant l'emploi de poudres sont insuffisants pour permettre de conclure à l'efficacité de celles-ci. Un client du sorcier Belot, garde du corps du roi, dont la réputation d'empoisonneur était solide, fit boire à un chien la préparation qu'il avait achetée. L'animal ne s'en porta pas mal. Devant la Chambre ardente, Belot reconnut tout penaud qu'il escroquait ses clients. Combien d'accusés étaient dans son cas ? Il conviendrait un jour de l'établir.


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Et Françoise-Athénaïs ? Était-elle coupable ? Peut-être mais de quoi précisément ? De meurtre, de complicité de meurtre, de tentative de meurtre, ou simplement de relations troubles, indignes de son rang et de sa foi ?

Des accusations lancées par les complices de la Voisin, nous avons retenu que la marquise de Montespan a commencé en 1667 à entretenir des relations, par l'entremise de la Voisin, avec Le Sage et un abbé Mariette, relations qu'elle a poursuivies l'année suivante. Au cours de parodies de messes, l'aréopage conjurait contre Louise de la Vallière, favorite de Louis XIV. Françoise-Athénaïs rêvait de lui succéder dans le coeur du roi. Les incantations furent semble-t-il suivies d'effets (qu'elles en fussent ou non la véritable raison), puisqu'en 1669 celle-ci accoucha du premier enfant qu'elle eut de son bien-aimé (elle en eut sept autres par la suite).

En butte à la lassitude du roi, Athénaïs serait revenue à la charge en 1672, en franchissant un degré supplémentaire dans les pratiques occultes. Les messes noires, avec sacrifices d'enfants, se seraient succédées les années suivantes. La cliente y aurait participé en se tenant nue sur une contrefaçon d'autel. En 1675, elle utilisait de plus en plus souvent, paraît-il, des philtres d'amour censés lui conserver l'amour du roi, gagné aux charmes de la princesse de Soubise et de Mme de Ludres. En 1679, par jalousie, Françoise aurait envisagé d'empoisonner le souverain, à l'aide d'un placet enduit de poudres, avec le concours de Romani et Bertrand, « artistes en poisons ».

Que retenir de ces accusations ? La marquise de Montespan n'a jamais été mise en cause par la Voisin. Son nom est d'abord évoqué par le Sage. Répondant à ses insinuations, qui rapportent que deux domestiques de la marquise ont négocié du poison avec sa maîtresse, la sorcière a tout nié, elle qui n'est pourtant pas avare en révélations oiseuses (n'accuse-t-elle pas Racine d'avoir empoisonné son épouse secrète, Mlle du Parc, contrevérité notoire ?).

La dénégation de la Voisin n'est pas une preuve de l'innocence de la marquise, évidemment. L'aveu d'une tentative d'empoisonnement du roi pouvait entraîner une accusation de régicide. Toutefois, même après sa condamnation à mort, la Voisin ne revint pas sur ses dires. Ce n'est qu'après son exécution que, pour la première fois, sa fille Marguerite, emprisonnée au château de Vincennes, lance la terrible accusation censée révéler les rapports étroits qui se seraient tissés entre la maîtresse du roi et l'univers de la sorcellerie. Elle déclare : « Toutes les fois qu'il arrivait quelque chose de nouveau à Mme de Montespan et qu'elle craignait quelque diminution aux bonnes grâces du roi, elle donnait avis à ma mère, afin qu'elle y apportât quelque remède, et ma mère avait aussitôt recours à des prêtres, par qui elle faisait dire des messes, et donnait des poudres pour les faire prendre au roi ». Les poudres auraient été des aphrodisiaques composées de cantharides, de poussières de taupes desséchées et autre sang de chauve-souris, qu'après une parodie de messe, la Montespan ou ses complices auraient mêlées aux aliments du roi.

Frantz Funck-Brentano, dans l'étude qu'il a consacré à l'affaire, suit le raisonnement de La Reynie et prend de telles déclarations au pied de la lettre. On ne le lira pas sans quelque réticence. Il pense, comme le policier, que Marguerite Monvoisin n'avait « pas assez de génie » pour inventer de tels faits : impression purement subjective. Il croit que les dénégations des sorcières accusées par la fille de la Voisin d'être complices de la Montespan constituent des preuves par défaut : procédé un peu cavalier. Il oublie que Marguerite était en prison, qu'en tant que fille de sorcière elle pouvait être accusée d'entretenir un commerce avec le diable, et que pour se sortir de sa situation, elle a pu être amenée à broder ou à mentir ! L'historien ne s'interroge pas sur l'invraisemblance qu'il y a, de la part de la fille Monvoisin, à affirmer qu'en 1679 la marquise de Montespan avait soudainement décidé d'assassiner le roi et Mlle de Fontanges qui était en ses faveurs. On ne comprend pas pourquoi la marquise aurait glissé aussi vite de l'aphrodisiaque au poison. Et il faut bien constater que si jamais elle a nourri un tel projet elle ne passa pas à l'acte, puisque Louis XIV ne mourut qu’en 1715. Certes, quand Mlle de Fontanges décèda en 1681, à vingt et un an ans, l'opinion crut à un empoisonnement, mais l'autopsie conclut à la mort naturelle, par pleuro-pneumonie d'origine tuberculeuse !

Les révélations de l'abbé Guibourg en prison doivent être prises avec les mêmes réserves. Il ne put, paraît-il, communiquer avec Marguerite, qu'il confirmerait pourtant en tous points. Mais il n’est guère difficile de communiquer au cachot et l'on sait que des questions fermées induisent la réponse attendue par ceux qui les posent.

Guibourg, lui, ne se serait pas contenté de confirmer et aurait fait des révélations personnelles, à propos des messes noires. Pour La Reynie, il est impossible que Guibourg ait tout inventé car « il n'a pas l'esprit appliqué ni assez de suite » pour cela. Voire...

Le cas de Le Sage ne vaut pas mieux. Louvois lui avait promis la vie sauve s'il rapportait tout ce qu'il savait. Résultat : il a raconté tout ce qu'on lui a demandé. Son témoignage ne peut avoir qu'un médiocre intérêt. Une sorcière nommée la Filastre confirma tout, à sa tour, mais sous la torture. Et elle se rétracta avant son exécution !

A la décharge de la favorite, rappelons que sa suivante, Mlle des Oeillets, accusée d'avoir joué l'intermédiaire entre sa maîtresse et les sorcières, nia tout en bloc. On peut aussi se demander, à l'instar de François Bluche, ce que faisaient les quatre gardes du corps que le roi avaient commis à la protection de sa maîtresse (ils étaient aussi des surveillants discrets) pendant que celle-ci assistait aux cérémonies secrètes...

Ne pourrait-on pas penser, plutôt, que les prisonniers voulaient porter le scandale jusque dans la cour, en attendant que le roi cherche à l'étouffer ? En accusant une défunte, on ne risquait guère et on pouvait espérer beaucoup !

Et de fait, Le Sage, l'abbé Guibourg et Marguerite Monvoisin furent sauvés du bûcher et Louis XIV fit cacher, puis brûler, en 1709, les pièces compromettantes du dossier (on en connaît l'essentiel par les notes de La Reynie) et suspendit, le 1er octobre 1680, les séances de la Chambre ardente. Lorsqu'elles reprirent, le 19 mai 1681, le roi leur imposa de ne pas suivre les déclarations dans lesquelles il était question de Mme de Montespan. Une telle prescription étant impossible à tenir, on préféra clôturer la Chambre ardente, le 21 juillet 1682 et on se contenta d'emprisonner les suspects par lettres de cachet. Le 30 août suivant paraissait un édit qui chassait de France les devins et les magiciens et réglementait la fabrication des médicaments.

Louis XIV croyait-il à ce que les rapports qu'on lui avait soumis contenaient ? Doutait-il ? Craignait-il seulement les ragots que l'instruction aurait suscités ? Malgré une vive discussion survenue en 1680 entre le roi et sa maîtresse, Athénaïs ne quitta la cour qu'en 1691. Le roi ne devait guère craindre pour sa vie...

La marquise de Montespan fut-elle luciférienne ? Au regard du dossier, rien n'est moins sûr. Eut-elle des rapports avec des « sorcières » ? Sans doute, mais il serait indispensable de les préciser autrement qu'en recopiant sans recul les aveux des prisonniers de La Reynie. Si l'on admet aisément l'emploi d'aphrodisiaques et les invocations destinées à apprivoiser les « forces secrètes », la tentative d'empoisonnement ne convainc guère et les messes noires, avec leur luxe de cruauté superfétatoire (assassinats réels de nouveau-nés), laissent dubitatifs. Il y a un pas entre le désir d'influencer l'avenir, la complicité de meurtre et l'empoisonnement. Et ce pas, il est loin d'être certain, en l'état actuel de la recherche, qu'Athénaïs l'ait sauté.



Paul-Éric Blanrue