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ampoule de luxe

Les rois de France étaient-ils thaumaturges?

Par Paul-Éric BLANRUE.

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"De la sacralité inhérente à la personne du roi s'ensuivent deux effets. Le premier donne au roi la maîtrise sur certaines forces naturelles, celle du mal royal : les écrouelles. Le pouvoir thaumaturgique revendiqué dès le XIe siècle permet au roi, le lendemain du sacre et régulièrement par la suite, de toucher et guérir les scrofuleux", écrit le Pr. Jean Barbey, spécialiste du droit royal français,

dans 987-1789, Le miracle capétien (1).

L'opinion est encore assez répandue, ici dans un ouvrage par ailleurs excellent, que les rois de France avaient, après leur sacre, le pouvoir de guérir les écrouelles.

Une analyse zététique de cette croyance permet d'en faire ressortir les limites.

Dites aussi "scrofules", on appelait "écrouelles", dans l'ancienne France, ce que les médecins d'aujourd'hui nomment "adénite tuberculeuse", c'est-à-dire l'inflammation tuberculeuse atteignant notamment les ganglions lymphatiques du cou. La faculté de guérir les personnes atteintes de ce mal aurait été conférée aux rois, spécialement pendant leur sacre. Il y a, à l'origine cette croyance, des raisons qui s'expliquent assez facilement.


Médiateur entre Dieu et les hommes

Le sacre des rois de France fut institué en 751 par Pépin le Bref, qui fut lui-même sacré par saint Boniface à Soissons. Comme il n'appartenait pas à la famille mérovingienne, dont il avait envoyé les derniers membres au couvent, le fils de Charles Martel voulait acquérir une légitimité particulière afin que son pouvoir ne soit pas discuté. Les clercs de son entourage, se fondant sur des traditions vétérotestamentaires, eurent donc l'idée de remettre en vigueur dans le royaume franc la pratique de l'onction sacrée, en usage dans l'Ancien Testament, de façon à inscrire le souverain dans la lignée des rois de Juda. Tous les successeurs carolingiens et capétiens du Pippinide, sauf Louis XVIII, suivirent son exemple.

Au fil du temps, à quelques rares exceptions près, la ville de Reims devint la capitale des sacres royaux. Le rite se perfectionna. On y joignit le couronnement, en 816, puis on introduisit dans la cérémonie le serment et la bénédiction des sept insignes royaux (la grande couronne, l'épée, le sceptre, la main de justice, les éperons, l'agrafe du manteau et l'anneau). Avec de multiples variantes, le modèle s'exporta dans toute l'Europe occidentale, à commencer par l'Angleterre.

En France, toutefois, l'onction royale prit une dimension particulière et fut presque considérée comme un huitième sacrement. Les habits que le roi portait au cours de la cérémonie (la tunique du sous-diacre, la dalmatique du diacre et le chasuble du prêtre) en étaient un reflet. A la fin du XIVe siècle, d'ailleurs, seuls les rois de France se prévalaient de l'appellation "rois très chrétiens". L'onction sacrale avait une telle importance qu'elle eut longtemps une fonction constitutive : jusqu'au XVe siècle, c'est le sacre qui "fait" le roi.

Après la cérémonie, le roi était comme transfiguré. Oint, il devenait semblable à David et au Christ. Médiateur entre le Ciel et ses propres sujets, "lieu-tenant" de Dieu sur la terre de France, le roi acquérait une dimension supérieure, mystique et supra-humaine. (2)


La légende de la "sainte ampoule"

Au centre de ce qu'Ernest Renan appelle la "religion de Reims" se trouvait, depuis le XIIIe siècle, un objet sacré entre tous, la "sainte ampoule". Le consécrateur en prélevait une parcelle, qu'il mêlait au saint chrême de l'onction épiscopale. C'est le matériau essentiel avec lequel il procédait à l'onction royale. Le caractère prestigieux de cette ampoule et les effets fabuleux qu'on lui supposait lui venaient de son origine réputée "surnaturelle".

Voici ce qu'en disait la charte solennelle de 1380, rendue par Charles V :

Dans la sainte église de l'illustre cité de Reims, Clovis, alors roi de France, entendit la prédication du très glorieux confesseur, le bienheureux Rémi, évêque de cette ville fameuse ; là, comme celui-ci baptisait ledit roi avec son peuple, le Saint-Esprit, ou bien un ange, apparut sous la forme d'une colombe descendant du Ciel et apportant une fiole pleine de liqueur du saint-chrême ; c'est de ce même que ce roi lui-même , et après lui tous les rois de France nos prédécesseurs et moi-même à mon tour, aux jours de la consécration et du couronnement, Dieu étant propice, nous reçûmes l'onction, par laquelle, sous l'influence de la clémence divine, une telle vertu et une telle grâce sont répandues dans les rois de France que, par le seul contact de leurs mains, ils défendent les malades du mal des écrouelles..(3)

C'est donc le baume divin apporté par la blanche colombe à Clovis qui conférait aux rois, selon la tradition, leur "pouvoir thaumaturgique." La croyance en l'origine surnaturelle de la sainte ampoule devait être si forte, qu'en pleine Révolution, le 7 octobre 1793, le citoyen Rühl crut utile et patriotique de briser ce "hochet sacré des sots et cet instrument dangereux" (4) aux pieds de la statue de Louis XV, afin que cesse "tout ce qui entretenait le fanatisme du peuple pour ses oppresseurs, en lui faisant croire que le ciel avait choisi des mortels plus favorisés que lui pour le mettre aux fers." (Comme on pouvait s'y attendre, des fragments du baume furent récupérés par de pieuses mains et replacés sous la Restauration, dans un nouveau flacon... (5); Jean Raspail a construit un étonnant roman autour de cette invraisemblable histoire : Sire (6)).

Que faut-il penser de cette ampoule miraculeuse ?

Sir Francis Oppenheimer (7) en a retracé l'historique et a formulé quelques hypothèses dignes d'attention à son sujet. Il a remarqué que les textes les plus anciens n'en disaient rien, ni Grégoire de Tours, pourtant prolixe en matière de miracles, ni le Pseudo-Frédégaire : c'est étrange pour un événement aussi extraordinaire. Si un tel miracle avait été noté en son temps, répertorié quelque part, la propagande royale n'aurait pas manqué de s'en servir, or ce ne fut manifestement pas le cas, ce qui est révélateur. Le premier à en faire mention fut l'archevêque de Reims, Hincmar, au IXe siècle, soit quelques trois siècles après les événements supposés, dans sa Vie de Saint Rémi. Sa narration est d'autant plus douteuse qu'Hincmar était un faussaire bien connu, dénoncé comme tel par le Pape Nicolas Ier (8), et que c'est lui, le premier, eut l'idée ingénieuse d'employer le prétendu "baume de Clovis" pour oindre les souverains. "Découvreur", falsificateur et exploiteur, cela fait beaucoup pour un seul homme, fût-il archevêque!

Où Hincmar trouva-t-il son idée si juteuse? Nous ne disposons d'aucune élément précis permettant de conclure. Peut-être, écrit Oppenheimer, que l'archevêque se servit d'une représentation du baptême du Christ telle que celle avérée en l'église de Saint-Rémi dès le VIIe siècle et sur laquelle apparaissait une colombe tenant, au-dessus du personnage, une ampoule de chrême en son bec. Peut-être la découverte d'une fiole (un flacon de parfum) lors de l'ouverture de la tombe de saint Rémi, que le prélat entreprit en 852 en présence de Charles II, lui fit-elle "reconstituer l'aventure" sur des lambeaux d'indices et à grands renforts d'imagination. Peut-être. A moins de découvrir de nouveaux documents, il faudra nous contenter de reconstitutions hasardeuses. L'origine légendaire de la sainte ampoule est néanmoins attestée, c'est cela seul qui compte.

Comme toute légende, l'histoire de la sainte ampoule subira au cours des âges des amplifications, témoignant ainsi que les générations qui succédèrent à Hincmar n'eurent rien à lui envier en fait d'invention. Dès le XIIIe siècle, on prétendit que le niveau du flacon ne baissait jamais; on rapporta aussi que, malgré les usages répétés, celui-ci variait en fonction de la bonne ou mauvaise santé du monarque. Toutes choses demeurant invérifiées.

Il est amusant de remarquer que les rois anglais imiteront leurs héréditaires ennemis, et ce dès le XIVe siècle. En 1318, frère Nicolas de Stratton tenta de faire accréditer auprès du pape l'idée qu'un demi-siècle auparavant saint Thomas Becket avait, lui aussi, reçu semblable ampoule. Apportée cette fois par la Vierge, elle était, disait-il, expressément destinée aux Plantagenêts... Ceux-ci essayeront d'ailleurs de concurrencer les Capétiens sur le terrain du miraculeux, en innovant avec des "anneaux médicinaux" destinés à guérir l'épilepsie (cramp-rings), mais ils rencontrèrent apparemment moins de succès que leurs voisins.

Mais revenons aux Capétiens.


Un choc émotionnel?

Après le sacre, par simple attouchement des mains sur les parties infectées et par les signes de croix traditionnels, le roi était donc censé apporter une guérison, qui provenait en fait, selon la croyance d'alors, de Dieu lui-même. La formule que le monarque prononçait en accomplissant ces gestes (à partir du XVIe siècle) est significative : "Le roi te touche, Dieu te guérit."

Certains rois auraient réalisé ces miracles en d'autres occasions. Saint Louis en faisait paraît-il tous les jours, dès qu'on le sollicitait, mais après la messe de préférence. Louis XIII ou Louis XIV, en auraient effectué, à leur tour, lors des grandes fêtes religieuses.

On venait de loin, de l'Europe entière, en longs cortèges, pour obtenir la grâce d'être "touché" par l'opération conjuguée de Dieu et du roi.

Ces guérisons semblaient choses tellement normales au Moyen Age, que lorsque tout autre remède naturel s'était avéré inefficace contre la maladie, les médecins d'alors envoyaient systématiquement leurs scrofuleux au-devant du roi.

Est-ce une raison suffisante de croire que les rois de France possédaient réellement le pouvoir de guérir ?

Il n'y a plus beaucoup de chercheurs aujourd'hui pour avancer qu'il s'agissait d'un authentique "miracle royal", ni même que les souverains possédaient des "dons" de guérisseurs, héréditaires ou non. Ceux qui "croient" encore à ces guérisons évoquent une explication plus "rationnelle" : la psychothérapie. Les malades auraient reçu une sorte de "choc émotionnel" qu'auraient provoqué la cérémonie et le prestige des personnes qu'elles approchaient. Ce "choc", par un mécanisme que l'on ignore encore, aurait eu un impact décisif sur la maladie, jusqu'à en avoir raison.

Cette interprétation est intéressante et ne doit pas être rejetée a priori, mais, comme Marc Bloch l'avait déjà noté dans son indispensable livre Les rois thaumaturges (9), il faudrait pour l'accepter considérer que l'adénite tuberculeuse est une affection d'origine nerveuse, ce qui, de l'avis unanime de la communauté scientifique, n'est pas le cas. En l'état actuel de la science, on conçoit difficilement en effet, qu'une maladie, dont les origines ne sont pas psychologiques ou nerveuses, puisse être guérie simplement sous l'effet de la suggestion, surtout sur une échelle de population aussi grande.

Faudrait-il alors se résoudre à proclamer le "mystère"? A laisser planer le doute ? Pas sûr.


Enquête à l'Hospice Saint-Marcoul

Grâce au travail méticuleux du fondateur des Annales, nous avons depuis 1924 une solution rationnelle à apporter à ce problème. Marc Bloch a en effet mis en lumière plusieurs points qui avaient jusque là échappé à ses collègues historiens.

D'abord, dit-il, les gens qui n'étaient pas guéris n'étaient évidemment pas amenés à se plaindre et ce pour de multiples raisons : soit il leur était très difficile de faire publiquement grief à leur souverain de leur non guérison (on imagine pourquoi), soit ils se persuadaient d'avoir été mal diagnostiqués (un certain Jean l'Escart, non guéri par Charles VIII, était ainsi convaincu d'être atteint d'un "autre" mal (10)). Soit -c'est nous qui l'ajoutons- ils étaient morts et en conséquence... ne pouvaient plus faire état de l'évolution de leur mal!

Ensuite, les définitions cliniques des traités anciens n'étaient pas assurées et l'on pouvait facilement diagnostiquer les écrouelles alors qu'il s'agissait de lésions bénignes, qui disparaissaient d'elles-mêmes au bout de quelque temps. Bloch insiste également sur le fait qu'il faut se méfier des "certificats" de guérison de l'époque, qui peuvent ressembler aux certificats "de complaisance" faits par quelques-uns de nos modernes (et peu scrupuleux) docteurs. Ainsi, le 25 mars 1669, deux médecins certifièrent la guérison d'un homme atteint d'ulcères scrofuleux, mais notent dans le même temps que "tous" les ulcères ont disparu "sauf un" (11), ce qui est terriblement fâcheux pour la suite des événements, car il peut y avoir une rechute, la scrofule étant réputée pour être transitoire, avec des hauts et des bas, des phases de rémission apparente et des rechutes mortelles. Une Jeanne Bugain "reçut du soulagement" après avoir été touchée par Louis XIV, mais elle succomba quelque temps après. (12) Il aurait donc fallu suivre les malades sur une longue période pour être assuré de leur complète guérison et ce ne fut pas le cas. Enfin, beaucoup de malades "guérissaient" également fort longtemps après la cérémonie. Mais qui peut alors donner la cause profonde de leur guérison?

Ce qui manque le plus cruellement dans ces affaires de guérisons d'écrouelles, Bloch le remarque, ce sont des enquêtes dignes d'un label scientifique. La seule investigation à n'être pas un vulgaire "certificat" sans autre sorte de renseignement que la guérison prétendument spontanée du malade, et qui recense des cas ayant fait l'objet d'un réel suivi médical (avant et après la guérison), est celle qui a été menée au XIXe siècle à Reims.

Le 31 mai 1825, Charles X, toucha 120 à 130 personnes à l'Hospice Saint-Marcoul. Les soeurs de l'endroit suivirent les malades et établirent un procès-verbal attesté par le Dr Noël. Il en ressort que, sur la centaine de cas présentés, cinq d'entre eux ont été "guéris".

Des sceptiques ont prétendu que ce n'était pas "énorme". C'est aller vite, car si ces guérisons furent bien réelles et dues à la simple action du toucher royal, elles sont tout bonnement prodigieuses. Si on les rapporte, en proportion, aux nombre de scrofuleux qui naguère prenaient part aux cérémonies (2210 en 1621, 3125 en 1620, 1070 en 1613, ... (13) ), le chiffre des guérisons devient singulièrement impressionnant.

Mais encore faut-il lire le rapport jusqu'au bout, comme Bloch nous y invite. Le médecin y certifie, en effet, dans un très court passage, "qu'il n'a été employé pour leur guérison (je souligne) que le traitement habituellement en usage ! ".

Autrement dit, le toucher royal n'était pas exclusif et les malades avaient reçu des soins parallèles. Voici donc des gens, des enfants par parenthèses, qui furent très probablement des miraculés... de la médecine! (14)


Persuadés d'avance

Le pouvoir thaumaturgique des rois de France est donc attestée par peu de choses, il faut le reconnaître, par la croyance des anciens encore moins que par les rares documents dont nous disposons à son sujet. La foi ne prouve jamais la réalité de ce qui est cru, seulement le degré de persuasion de ceux qui s'y adonnent. Marc Bloch a là-dessus une belle page, qui nous explique par le phénomène "d'attente" le véritable succès populaire rencontré par les touchers royaux : (15)

Sans doute, écrit-il en guise de conclusion à son magistral ouvrage, on n'eût pas songé à crier au miracle, si on ne s'était pas d'avance habitué à attendre des rois précisément un miracle. Mais à cette attente, -faut-il le rappeler ?- tout inclinait les esprits. L'idée de la royauté sainte, legs d'âges presque primitifs, fortifiée par le rite de l'onction et par tout l'épanouissement de la légende monarchique, habilement exploitée, au surplus, par quelques politiques astucieux, d'autant plus habiles à l'utiliser que le plus souvent ils partageaient eux-mêmes le préjugé commun, hantait la conscience populaire. Or, il n'était pas de saints sans exploits miraculeux ; il n'était pas de personnes ou de choses sacrées sans puissances surnaturelles (...)

Certains souverains (...) imaginèrent un jour -ou leurs conseillers imaginèrent pour eux -, afin de fortifier leur prestige un peu fragile, de s'essayer au rôle de thaumaturge. Persuadés eux-mêmes de la sainteté que leur conféraient leur fonction et leur race, ils estimaient probablement tout simple de revendiquer un pareil pouvoir. On s'aperçut qu'un mal redouté cédait quelquefois ou paraissait céder après le contact de leurs mains, que l'on tenait presque unanimement pour sacrées. Comment n'eût-on pas vu là une relation de cause à effet, et le prodige prévu ? Ce qui crée la foi au miracle, ce fut l'idée qu'il devait y avoir miracle.

Ce sera aussi notre conclusion (provisoire) sur ce chapitre.

P.E.B


Notes.

  1. J. Barbey (sous la direction de S. Rials), 987-1789, Le miracle capétien, art. "Le sacre", Librairie Académique Perrin, 1987, p. 85.
  2. Cf P. Bayard, Sacres et couronnements royaux, Paris, 1984.
  3. Extrait de M. Bloch, Les rois thaumaturges, N.R.F, Gallimard, 1924, réed. 1983, p. 135.
  4. J-S de Ventavon, La légitimité des lys et le duc d'Anjou, annexe IV, Sorlot-Lanore, 1989, p. 190.
  5. Idem, annexe V, p. 191-192.
  6. J. Raspail, Sire, de Fallois, 1991.
  7. F. Oppenheimer, The legend of the Sainte Ampoule, Londres, 1953.
  8. M. Bloch, op. cit., p. 224-245.
  9. Idem.
  10. Idem, p. 423-424.
  11. Idem, p. 426.
  12. Idem, p. 426-427.
  13. Idem, p. 363.
  14. Idem, p. 424.
  15. Idem, p. 428-429.